NFT : (r)évolution dans le monde de l’art, un an après Beeple


Pour retrouver le compte-rendu complet du colloque, cliquez ici.

    


Le mardi 1er mars 2022, soit un an an après la vente historique du NFT « Everydays: the First 5 000 Days » par l’artiste numérique Beeple, l’Académie des Beaux-Arts a organisé avec le Conseil des Ventes un colloque à l'Institut de France, pour rassembler économistes, artistes, journalistes, commissaires-priseurs et entrepreneurs autour des enjeux soulevés par la montée en puissance des NFT.

Le même jour est parue au Journal Officiel l’annonce selon laquelle les commissaires-priseurs étaient désormais habilités à vendre des biens incorporels.
 




Point de vue mathématique : Etienne Ghys (mathématicien, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences)
Blockchain : fichier informatique gigantesque, formé d’un grand nombre de composantes, les jetons non fongibles (ou NFT). Il est décentralisé, et existe par un réseau de milliers d’ordinateurs répartis dans le monde ; chacun dispose de copies identiques de ce fichier gigantesque, contrairement à une banque. Tous les membres du réseau ont les mêmes accès aux mêmes données, et ont les mêmes pouvoirs. Ce fichier est infalsifiable. Toute modification serait immédiatement repérée et invalidée par les autres utilisateurs.

Point de vue économique : Françoise Benhamou (membre du CVV, économiste)
L'art et la culture sont souvent le laboratoire de ce qui se passe dans la société et l’économie.
L’offre NFT se caractérise par une grande diversité (mode, luxe, art, finance, cinéma, médias, …) mais aussi par des risques importants.
Ce phénomène présente un intérêt majeur : intégrer la question de la rareté dans un univers de multiples (le numérique). Cela a provoqué, depuis plus d'un an, un engouement spéculatif mondial. Pour Nouriel Roubini (l’un des rares économistes à avoir prévu la crise des subprimes en 2008): « NFT is the Mother of all Tulip-Mania ! And it will crash similarly. »
C'est l'une des raisons qui expliquent toute la nécessité de mettre en place un régulation du marché, sans compter que les NFT facilitent la mise en oeuvre de la contrefaçon. Enjeux principaux :
  • Fidéliser cette galaxie de jeunes acheteurs pour les faire venir dans le marché de l’art classique
  • Prendre le train de l’innovation, ne pas laisser ce marché aux GAFAM
  • Comprendre et réguler (risque de lemonisation)

Point de vue financier : Charles Moussy (Directeur de l’innovation et de la finance digitale – Autorité des Marchés Financiers)
La digitalisation des actifs constitue une source majeure d’innovation qu’il faut encourager. Pour ce faire, il importait d’établir une réglementation nationale, qui encadre les sociétés permettant les échanges et conservations des crypto-actifs.
En 2019, l’AMF apporte donc une réponse juridique : les porteurs de projets peuvent soumettre leurs projets si les sociétés satisfont à une certaine exigence en protection des acheteurs. Cela passe par la publication d’un white paper, qui garantit l’existence d’une personne morale, et le respect des règles en vigueur sur le blanchiment et le terrorisme. Il faut désormais s’enregistrer sur l’AMF pour exercer une activité liée aux crypto actifs.
Il s’agit d’un cadre uniquement français, qu’il faudrait porter au niveau européen pour garantir une meilleure protection des acheteurs et la possibilité d’accéder au marché européen pour les sociétés : c’est l’objectif du règlement MiCA (« Règlement concernant les marchés de crypto actifs »), projet en cours de négociation au Parlement européen dont la mise en œuvre ne pourra pas être faite avant 2024.

Point de vue anglo-saxon : Anders Petterson (fondateur de ArtTactic)
Pour A. Petterson, l’émergence des NFT pour les commissaires-priseurs est comparable à celle des réseaux sociaux pour les critiques. Lors de l’avènement des réseaux sociaux, les critiques n’ont pas su s’en emparer comme nouveau média pour exercer leur activité, ce qui a laissé la place libre aux communautés pour donner leur opinion librement et sans légitimité particulière. Par cette comparaison, il a insisté sur le fait que les institutions artistiques ne pouvaient pas laisser passer cette opportunité de développer leur influence.
 

Point de vue sociologique : Nathalie Heinich (sociologue au CNRS, spécialiste de la sociologie de l’art)
Question de l’artification du phénomène, qui ne correspond pas seulement à sa légitimation, mais au franchissement de la frontière du non-art à l’art. L’artification fait passer du processus à un état. Avec les NFT, on assiste pour la première fois à un processus d’artification à partir d’actifs financiers. Il y a des facteurs favorables à l’artification des NFT, mais aussi des obstacles à ce processus :

Facteurs favorables :

  • Il y a des images. Mais toute image n’est pas de l’art (un timbre-poste n’est pas de l’art ; une symphonie, sans image, oui).
  • Valeur de rareté / insubstituabilité. Condition nécessaire, mais pas suffisante (doudou d’un bébé est insubstituable mais ce n’est pas de l’art pour autant).
  • Authenticité qui garantit l’unicité : compliquée à assurer sur le plan financier ; nombreuses contrefaçons (OpenSea a avoué récemment que 80% des NFT qui circulent sur leur plateforme sont des faux ou des contrefaçons)
  • Spéculation : analogie avec art contemporain, financiarisation du marché de l’art.

Obstacles :

  • Aspect spéculatif : économique fait mauvais ménage avec l’esthétique, antivaleur.
  • Ambiguïté du dispositif NFT : tente d’inverser rareté / multiple, paradoxe d’un usage indéfiniment reproductible malgré la valeur unique de l’objet numérique.
  • Importance de la technique (par la technologie) qui devient première, alors que ça a toujours été une valeur secondaire en art.
  • La technologie se passe de création physique : déconnexion de la personne humaine.
  • NFT ne s’inscrivent dans aucun des paradigmes artistiques connus ; éventuellement continuité avec l’art contemporain dans sa dimension transgressive / originale, mais kitsch très premier degré apparaît comme traduction immédiate du goût populaire plutôt que comme une critique ou un détournement.
  • Absence d’intermédiaires spécialisés ou de garantie institutionnalisée.
  • Pas de pérennité dans le passé ni dans le futur, risque de la pyramide de Ponzi.


Conclusion :

Cyril Barthalois (membre du CVV et Secrétaire général de l'Académie des Beaux-Arts)
Le rapport sur les NFT établi au cours de l’année passée par le CVV souligne que le marché NFT ne pourra se développer sur le long terme que si certains sujets sont précisés :
- Définition précise d’un régime juridique et fiscal.
- Question de la propriété intellectuelle.
- Qualification et formation des commissaires-priseurs (depuis aujourd’hui habilités à vendre des biens incorporels).
- Enjeux de compétitivité et d’attractivité.
Les législateurs devront rapidement préciser les choses et prendre en compte les spécificités de ces biens incorporels : il faut faire preuve de prudence, pour ne pas noyer un marché naissant et encore fragile.
--> Le travail d’information doit être continu : le sujet reste très vague voire obscur, pour beaucoup. Des éléments d’informations pourraient être intégrés à la formation initiale des CP.

Henri Paul (Président du CVV)
Il ne faut pas rester à l’écart du phénomène NFT : on ne peut pas se permettre de rater un tel mouvement, qui peut toujours devenir de l’art. Mais si la loi le permet, elle va donner aux maisons de vente le pouvoir de donner de la valeur, ce qui représente une énorme responsabilité (sans toutefois qu’il y ait eu de consultation), laquelle ne peut s’exercer que dans des conditions de confiance et de transparence : un important travail reste à faire. C’est cette confiance et cette transparence qui font la caractéristique du système français, et qui créent les conditions d'une nouvelle éthique de responsabilité.


La presse en parle : pour lire l'article du Monde en date du 03/03/2022, cliquez ici.